Le dessein de Napoléon I pour Bayonne
(correspondance de Napoléon I) - à Bayonne, avril 1808.
« Monsieur Decrès, J'ai vu en grand détail le port de Bayonne. Les vaisseaux de 74, comme ceux d'Anvers, pourraient y être construits et conduits
jusqu'à la barre. Le passage de la barre dépendrait des événements. ll y a des exemples de vaisseaux suédois, tirant 18 pieds d'eau, qui y sont
passés : cette barre est très mobile. Cependant, s'il était possible d'alléger le vaisseau avec un chameau, le passage serait facile. ll peut y avoir de
l'avantage à ces constructions, puisque les bois ne peuvent être transportés à Rochefort. Mais cela est d'ailleurs une circonstance très secondaire.
Je désire que vous me fassiez un rapport là-dessus. Je ne sais par quelle bizarrerie les travaux du port sont dans la main des ingénieurs militaires
que cela ne regarde pas. Je ne pense pas qu'il soit de mon honneur d'abandonner les travaux qu'on a faits depuis quatre-vingts ans, lorsqu'avec
une somme de 4 à 5oo,ooo fr, je puis me promettre de grands avantages de ces travaux.
Jusqu'où le prolongement des jetées doit-il être fait ? Cela détruira-t-il la barre ? J'ai trouvé à Bayonne 2 gabarres de 2 à 3oo tonneaux, tirant douze
pieds d'eau chargées. Elles ne trouvent pas tous les jours la facilité de sortir. Rien n'est plus mal entendu que ce service, et en jetant un coup d'œil
sur les détails, je ne suis pas étonné que la marine me dépense 100,000,000 et que rien ne réussisse dans mes arsenaux. La Moselle est une
gabarre de 2 à 3oo tonneaux ; elle porte 3,200 pieds cubes de bois, et fait un voyage par an de Bayonne à la Rochelle.
Ainsi donc, pour avoir 3,200 pieds cubes de bois , qui valent 12,000 fr, transportés de Bayonne à Rochefort, j'entretiens un bâtiment qui, en agrès,
réparations me coûte au moins 3,000 par an, qui exige 4 officiers et 116 marins qui doivent me coûter au moins 80,000 fr. pour vivres, solde et
habillement. Pour avoir donc 3,200 pieds cubes de bois, je dépense 83,000 fr. par an, c'est-à- dire 26 fr. par pied cube, et je n'ai pas même la
consolation de former de marine, car ces bâtiments, comme vous voyez, ne naviguant pas, ne font qu'un voyage par an.
A cette perte, il faut ajouter que les 100,000 pieds cubes de bois que produisent le bassin de l'Adour et les Landes ne trouvent point d'écoulement
par les mauvais moyens qu'on prend. Si, au lieu de cela, on laissait les gabarres désarmées dans le port de Rocbefort, afin d'être employées en
temps de paix ou pour le service des colonies, et qu'on se servît des alléges de Nantes, qui ne tirent que 7 à 8 pieds d'eau , on transporterait le
quadruple de bois. Enfin on transporterait la quantité qu'on voudrait par les caboteurs, même les bois longs, de Bayonne à Rochefort, en leur
donnant une légère indemnité. J'ai remarqué qu'il y avait sur ces gabarres d'anciens matelots.
Leurs équipages suffiraient pour armer un vaisseau. Quand j'ai évalué 83,ooo fr. la dépense que me coûtent ces gabarres , je n'ai pas calculé le
danger qu'elles courent d'être prises. L'année passée, j'en ai perdu trois. Je n'ai pas compté non plus le renouvellement des agrès, coûtant 5o,ooo
fr. , qui étant usés en dix ans, forme encore 5,ooo fr. Mais, dira-t-on, on faisait cela en 82. Sans doute; mais les circonstances étaient bien
différentes. On était en paix, on sortait comme on voulait. Quand on voit ces bâtimens, il n'y a qu'une seule chose qui reste, c'est l'idée qu'ils
puissent faire un voyage sans être pris, si de Bayonne à Rochefort ils n'ont pas de protection.
Ils sont énormes et marchent d'autant plus mal, qu'on y a mis des pièces de 6, au lieu de pièces de 4. Ils marchent mal, parce qu'ils sont mal
construits, parce qu'ils n'ont pas assez de ban. Les marins sont toujours étonnés qu'on ne construise pas les gabarres sur le modèle de la Lionne,
qui sert d'amiral à Rochefort. Elle portait 6,ooo pieds cubes de bois au lieu de 3,ooo, tirait 6 pieds d'eau , et marchait comme une frégate. En
général, je vois que dans tous les ports on fait les mêmes plaintes. Les bâtiments se comportent mal à la mer parce qu'ils n'ont pas assez de bau.
Je demande que les ingénieurs mettent leurs plans dans leur poche, et que l'on construise des gabarres sur le modèle de la Lionne ; qu'elles soient
réservées pour le Nord, et pour s'en servir en temps de paix, et pour des ports où il n'y a pas de barre; que les transports, de Bayonne à Rochefort
surtout, ne se fassent que par des alléges comme celles de Nantes, tirant 7 à 8 pieds d'eau, ayant peu d'équipages et portant une grande quantité
de bois ; et qu'enfin on livre, s'il le faut, ces transports à l'industrie particulière.
Le port de Bayonne n'est presque jamais bloqué. Des corvettes et des avisos pourraient en partir pour les îles sans danger. Cependant il n'y en a
pas un. Il devrait toujours y avoir 3 ou 4 corvettes ou bricks pour expédier des troupes ou des avis aux colonies. De là j'ai été à l'Arsenal ; j'y ai vu
une assez grande quantité de bois, et ce qu'on avait fait de deux vaisseaux de guerre. Les pièces du Vénitien sont prêtes depuis un an. J'ai vu en
construction 2 très mauvaises gabarres à la place desquelles on aurait pu mettre 2 frégates ou au moins 2 corvettes ou bricks qui, sortant de
Bayonne, et ayant les ports d'Espagne pour refuge, pourraient croiser avec succès ou se porter partout où il serait nécessaire.
J'ai vu 15 à 20,000 pieds cubes de bois pourri, parce qu'il est là depuis un temps immémorial. Il faut achever ces 2 mauvaises gabarres ou les ôter
du chantier, et mettre 2 corvettes tirant 11 ou 12 pieds d'eau, et 4 ou 5 bricks qu'on pourra facilement mettre en armement pour voyager aux
colonies. Il serait aussi à propos d'y construire 2 frégates pour utiliser ces bois qui coûtent si cher à transporter, et qui, ne l'étant pas, se
pourrissent.
Le commerce de Bayonne demande, avec raison, que son cabotage avec le Portugal soit protégé. Si ce cabotage était protégé au passage des trois
caps, il irait alimenter le Portugal en vins et en blé, et rapporterait en retour des sucres et autres denrées à Bayonne.
Je désire donc que vous chargiez un capitaine de frégate intelligent de se rendre à Bayonne ; que vous mettiez sous ses ordres 4 ou 5 bâtiments
d'une force supérieure aux péniches et goélettes, avec lesquels il ira prendre station pour favoriser le passage des caps de Bayonne à Lisbonne. Cet
officier pourrait prendre langue à Bayonne, aller visiter les lieux par terre, et revenir prendre le commandement de ses bâtiments. Vous pourriez,
pendant ce temps, lui préparer son armement à Bordeaux , Bayonne ou Rochefort. Vous devez sentir l'immense avantage qui résulterait pour la
France et pour le Portugal de cet établissement de cabotage. Si l'on peut tenir des frégates sur les points où le cabotage peut être protégé, il faut y
en diriger 3, en attachant à chaque frégate 1 brick et 3 ou 4 péniches.
Je crois vous avoir écrit que le cabotage de Bordeaux ne dépendait que du passage des caps où il avait besoin d'être protégé. Je dois ajouter qu'il
faut à l'embouchure de la Gironde 2 frégates et 2 bricks, qui feraient une division de 4 bâtiments de guerre commandés par un officier qui aurait
l'autorisation de les faire sortir quand il le jugerait nécessaire. Cela aurait l'avantage de maintenir libre l'embouchure de la Gironde et de favoriser
le commerce. Avec l'argent que coûte le transport des bois de Bayonne à Rochefort, on en aurait une grande quantité dans la Garonne, et on
approvisionnerait Rochefort comme on voudrait. La marine a beaucoup de chose à faire. Il faut tout voir par vous-même, et raisonner dans le sens
de notre situation. On pourrait avoir de grandes économies, faire beaucoup de travaux, et donner du soulagement au commerce.
Sur ce, etc.
signé Napoléon.